Aussi navrant que cela puisse me paraître aujourd’hui, il y a encore quelque mois j’ignorais jusqu’à l’existence de Wolfenbüttel. Je m’étonne aujourd’hui de n’y avoir jamais situé Lessing, de n’avoir jamais entendu parler de la bibliothèque Herzog August. Dire que je suis passée jusqu’ici à côté de cette Allemagne de carte postale, de l’enchevêtrement labyrinthique de ces ruelles que l’on parcourt le nez en l’air pour profiter d’un spectacle d’un autre temps – un vrai décor grandeur nature qui pourrait servir de cadre à une uchronie allemande où la Deuxième Guerre mondiale n’aurait jamais eu lieu !
Je connaissais certes, comme tout le monde ou presque, la fameuse liqueur Jägermeister, mais sans m’être jamais demandé où elle se fabriquait. Admettons que mon ignorance s’explique par mon éloignement provincial – il y a tout de même près de 1 500 km à parcourir depuis mon Bordeaux natal pour arriver jusqu’ici. Il est, en revanche, un peu déconcertant que, ces quinze dernières années, la traductrice que je prétends être n’ait jamais eu vent de l’existence de ce rassemblement des Wolfenbüttler Gespräche.
Dans la fabuleuse salle du conseil de l’hôtel de ville ou les dédales énigmatiques du Schünemanns Mühle – minéral et aquatique – mon esprit romanesque et français trouve par conséquent aux seizièmes retrouvailles de la communauté des traducteurs allemands un petit goût de société secrète et de potion magique. Mes six condisciples – Rita Bariche, Benjamin Bernard, Élisa Crabeil, Barbara Fontaine, Julie Tirard et Laurent Vallance – et moi-même avons la chance de pénétrer dans le cercle des initiés. Je me sens privilégiée : quel bonheur que la baguette du DÜF se soit posée sur moi et m’ait gratifiée de la bourse Elmar Tophoven !
Puisque j’entends être à la hauteur de l’honneur qui m’est fait et de ces trois jours d’intenses cogitations, j’entame la première journée du programme par quelques longueurs de bassin, à la piscine Stadtbad Okeraue, au pied de l’impressionnante Wasserturm ocre. Je ne suis pas la seule à avoir adopté l’adage „Qui veut voyager loin ménage sa monture“; la natation est, à mes yeux, l’une des meilleures contre-postures à la traduction, avec le yoga, bien sûr… Et ce ne sont sûrement pas les participants à l’atelier de Bettina Bach, Yoga – Ein Blick über den Mattenrand, qui me contrediront.
Fraîche et dispose, je retrouve ensuite Marie Schöck, notre bonne fée du DÜF, Patricia Klobusiczky, l’énergique et brillante présidente du VdÜ, et la sémillante Wolfenbütteler Team, avec Dorothea Traupe et Jan Schönherr. Avec Jan et Dorothea, notre précédente rencontre remonte à six mois ; dans d’autres ruelles et un autre temps différents, à Arles, dans le sud-est de la France où se tenaient les 35e Assises de la traduction littéraire.
Entre les deux manifestations, les parallèles sont nombreux. Dans ces deux villes excentrées au patrimoine culturel emblématique et à taille humaine, le chemin se parcourt aisément à pied, et il reste possible d’arriver à peu près à l’heure même quand on a pris le temps de se perdre. Ici comme là-bas, il n’est pas rare qu’au petit-déjeuner ou au détour d’une rue on croise un visage familier, un badge reconnaissable, Atlas ou VdÜ, à la boutonnière. Ici comme là-bas, pendant trois jours, le cœur de la ville bat au rythme de la traduction (à Wolfenbüttel, cette année toutefois, les flonflons et musettes de la fête de la ville se joignent aux pulsations des traductrices et traducteurs).
Les deux manifestations se complètent aussi là où elles diffèrent l’une de l’autre, il me semble, à savoir sur la thématique et le nombre. Arles choisit chaque année un thème fédérateur qui s’applique à l’ensemble des interventions (et que beaucoup se font un plaisir de contourner ou détourner) là où Wolfenbüttel ne thématise que la soirée des lectures (parfois également contournées/détournées).
Et venons-en au nombre, puisque dans la traduction nous savons aussi compter – même si nous employons volontiers une échelle à géométrie variable, comme l’a bien fait remarquer Maria Hummitzsch (VdÜ) au cours de sa présentation inaugurale. Nous étions 200 et quelque à Wolfenbüttel avec 100 inscriptions dans les dix premières minutes d’ouverture – une fréquentation ciblée de professionnels alertes – et le double à Arles, aux dernières Assises. On y voit la volonté arlésienne d’ouverture au public. Atlas, l’association organisatrice, s’est donné l’objectif de sensibiliser le plus grand nombre à la pratique et aux enjeux de la traduction tandis que le cercle des initiés de Wolfenbüttel assume la concentration conviviale de l’entre-soi.
Pour tous ceux et toutes celles qui sont là, la traduction, on l’aura compris, relève autant de la profession que de l’engagement, de la conviction. La relation qu’entretiennent traducteurs et traductrices au texte et, à travers lui, à « leur » auteur n’est généralement évoquée qu’entre gens du métier, comme des amours adolescentes auréolées de pudeur. Mais elle n’a pas échappé à Nina George, auteure de Das Lavendelzimmer, notamment. Avec son humour qui n’a pas peur des mots, elle a su à la fois émouvoir l’assemblée et saluer le courage des troupes car, comme vous l’avez si bien dit, Mme George, « la traduction, ce n’est pas pour les mauviettes » ! Nous sommes des warriors sensibles, rassemblés sous l’étendard que nous nous sommes donné. Aux couleurs du VdÜ en Allemagne, de l’ATLF, en France, et partout ailleurs, quel que soit son nom, notre quête est la même aux quatre coins de l’Union.
Les différences et points communs entre nos langues et nos cultures sont en effet notre cœur de métier. Traduire – nous sommes tous d’accord, il me semble – ne doit pas viser à faire assimiler une réalité source dans une culture cible mais bien à l’y rendre lisible avec tout le charme de ses creux et de ses aspérités. Chaque traduction vient enrichir l’imaginaire collectif et les outils qui nous permettent d’accompagner les lecteurs dans le texte sont nombreux.
La ponctuation – nous l’avons vu avec Brigitte Große – guide la réflexion ; elle rythme le souffle, aménage les pauses et prépare aux étapes les plus ardues de l’ascension. La temporalité pose des repères et permet d’apprécier la cadence et les reliefs du texte. Les instruments de nos langues respectives nous permettent de recomposer la musique et l’enchaînement des images. L’atelier O Tempora ! de Thomas Brovot nous aura montré qu’il y a bien des moyens de savoir en jouer. La lecture de clôture en a d’ailleurs fait une excellente démonstration. Sans comprendre un seul mot de hongrois, n’avons-nous pas été nombreux à percevoir la course folle que restituait Lídia Nádori dans sa traduction d’un extrait du recueil de nouvelles de Terézia Mora, Die Liebe unter Aliens ?
À Wolfenbüttel, il y aura eu aussi tout ce dont je n’ai pas parlé ici, les lectures des quatre saisons et tous les ateliers, les discussions à table, les verres qui s’entrechoquent, les liens qui se créent, les réseaux qui se forment. Et la conviction, encore, qu’une seule vie ne suffira jamais à rassasier notre appétit !